LES PIEDS SUR LA TERRE, LES MAINS OUVRIERES,
LA TETE TOURNEE VERS LES IMMENSITES DU COSMOS
OU IL CHERCHE LES MYSTERES DE LA VIE : TEL ETAIT MARCEL GILI

Les pieds sur la terre : Il se trouve que cette terre est d’abord catalane. C’est celle sur laquelle il s’ouvre à la vie, à Thuir, un jour de février 1914. C’est un monde loin de celui d’aujourd’hui, qui vit au rythme du cheval, où la mer, au loin, est un filet qui brille sous le soleil du matin, où la musique, omniprésente, est celle des coblas, à commencer par celle des Combo-Gili, la célèbre formation familiale. Ses premières impressions artistiques sont musicales, elles ont, avec le chant matinal des oiseaux, les sonorités de la tenora et du flaviol. Ses premières pratiques aussi : c’est par levioloncelle qu’il s’initiera à l’art.
Sensations catalanes aussi que son imprégnation par la beauté des paysages, la splendeur des matins à la vigne, les parfums de l’Aspre, les lignes aériennes du Canigou. Il se nourrit de tout cela, qui l’aide à grandir, à former son âme d’artiste, comme d’autres, ailleurs, se nourrissent de la campagne limousine ou des embouchures océanes.
C’est aussi en pays catalan que le tout jeune Marcel Gili trouvera son premier maître, Gustave Violet, et les conseils bienveillants du grand ancien, Aristide Maillol. Belles présences, bien sûr, et une chance pour le jeune Marcel de pouvoir se frotter à eux. Mais l’influence des grands prend souvent des voies subtiles et respectueuses. Des deux sculpteurs, Marcel nous dit qu’ils lui ont notamment appris à marcher en espadrilles, avec lesquelles on sent bien le sol, et qu’un bon maître est celui qui n’étouffe pas son élève, et le laisse suivre son chemin. Il s’en souviendra, plus tard, quand il deviendra lui-même un grand pédagogue, dans les écoles de Beaux-arts de Bourges puis de Paris. Ses anciens élèves, aujourd’hui encore, en témoignent.
Ce chemin l’ avait vite conduit à Paris ; c’est aux alentours de ses vingt ans que Marcel Gili y rencontre les grands noms de la peinture et de la sculpture d’alors - les Robert Delaunay, Zadkine, Fernand Léger, Gleizes… - et qu’il est engagé dans quelques avant-gardes, dont le mouvement d’art mural, dont le premier salon-manifeste se tient en 1935.
Ce dernier mouvement correspond bien à ce qu’est le jeune Marcel Gili, avide d’expériences nouvelles et de grands espaces où déployer les formats qu’il a envie de réaliser. Le mouvement de l’art mural, fondé par Saint-Maur, a une dimension artistique et une dimension sociale : il ne se satisfait pas des cadres étroits qu’offre généralement la peinture d’intérieur, et a besoin de vastes espaces pour y déployer l’énergie que ses tenants veulent exprimer ; les petits formats ne conviennent que pour les états d’âme, s’impatiente Saint-Maur. Et puis, mettre l’art dans la rue satisfait leur soif de produire de l’art pour tous, quand l’habitude est de l’exposer dans des salons, publics ou privés (qu’un seul mot pour désigner les deux dit bien l’origine des premiers) .Nous sommes, faut-il le rappeler, à l’aube du Front populaire et de ses élans de générosité.
On comprend ce qui, dans ce discours, peut séduire le jeune Marcel Gili, débordant d’énergie et de hauteur de vues. Dans ce climat, il se mesure aux autres, confronte ses idées aux leurs, partage la passion d’ouvrir des voies nouvelles, ce que d’autres appeleraient des avant-gardes. C’est là qu’il rencontrera l’artiste qui exercera alors la plus forte influence sur lui, Henri Laurens. Dans la compagnie de ces aînés qui l’adoptent, il affirme son talent, et trouve les circuits de la reconnaissance : après celle de ses pairs, celle des collectionneurs et des marchands. Marcel Gili expose mais, à son gré, s’expose trop.
Il racontait assez volontiers que ce succès-là avait fini par lui faire peur, peur d’être perturbé par l’agitation parisienne et par la pression marchande. Et voilà pourquoi, avant les années cinquante, encore jeune, il chosit de se mettre en retrait, de rentrer en lui-même pour mieux produire, c’est-à-dire pour exprimer ce qu’il a à montrer sans aucune des perturbations que crée un milieu qui ne sait que trop s’interposer entre l’artiste et son œuvre en construction.
Non pas qu’il abandonne pour autant la participation aux débats de son temps. Il sera présent dans les salons d’artistes de l’après-guerre, tout spécialement le Salon de mai qu’anime Gaston Diehl , et actif dans leur organisation. On le remarquera aussi dans les joutes intellectuelles, et un de ses articles marquera ces joutes : celui qu’il confie au journal Les Lettres françaises, et où il prend à contre-pied les deux camps qui s’opposent alors, partisans de l’art abstratit et défenseurs de l’art figuratif. Dans une démonstration subtile, et à laquelle son propre travail donne de la force, il explique que l’art abstrait est le premier pas vers l’art figuratif.
On n’ose pas dire que c’est le Catalan qui parle alors en lui. On pourrait être pris en flagrant délit de chauvinisme, trait de caractère que précisément Marcel Gili détestait. Mais enfin, cette méfiance envers une certaine gratuité du propos qui n’est assis sur aucune base concrète, est-ce qu’elle n’a pas à voir un peu, au fond, avec le “seny” catalan, cette manière d’avoir les pieds solidement sur terre, cette façon de sentir le sol avec ses espadrilles, selon le conseil de Maillol et de Violet ?
Loin de toute conjecture, qu’on se contente de rappeler que de ce rapport utile entre figuratif et abstrait, Marcel Gili tire d’abord la leçon pour lui-même : l’apport formel de l’abstraction, il le met au service de son œuvre, que l’on voit s’épurer, s’éloigner d’une figuration simple et de lecture évidente pour tendre vers des formes qui appellent de plus en plus l’interprétation, mais qui se nourrissent bien de ce qu’était la conclusion de son article : “il nous semble que les dimensions figuratives sont les seules qui puissent sans limite nourrir les formes, puisqu’elles puisent au plus profond de nous-mêmes, peut-être là où tremble ce voile qui nous cache la source de la condition humaine” . On peut en voir une illustration dans le beau film que Stephan Oriach a consacré à Marcel Gili en 1990, et où le sculpteur explique son portrait sculpté de Calder : celui-ci , qui a frappé Marcel Gili par le contraste entre la fragilité de ses mobiles sur le cirque et sa propre carrure, est, dans ce portrait épuré, entouré d’une sorte de cocon parce que “il semblait se protéger avec une carapace rugueuse”.
Sans doute est-ce parce qu’il s’est retiré loin de l’agitation pour aller chercher en lui-même les ressources de l’expression la plus authentique possible qu’il peut avoir sur les questions qui agitent les milieux de l’art une position à la fois originale et profonde.
Mais authentique, qu’est-ce à dire chez lui ? Là encore, il s’en est souvent expliqué : créer, c’est aller chercher au fond de soi les éléments qui vont, du monde, faire œuvre d’artiste. L’objet qui fait art, dit-il, on le trouve ensoi. Créer, c’est se livrer à un processus de transmutation. Transmutation qui, chez lui, puise à des valeurs fortes, la nécessité de parler du monde, de la condition humaine, de l’injustice, du “mal que se font les hommes entre eux”. Pour le dire, il intègre tous les apports de l’art contemporain, y compris ceux de l’art abstrait, mais comme matériaux, commeéléments de sa palette, de son langage. On trouve ici les échos d’autres querelles, celles qui opposent les tenants de la littérature engagée aux tenants de “l’art pou r l’art” : Marcel Gili dépasse cette querelle, mais nous signifie bien qu’il n’est artiste que parce qu’il est porté jusqu’au bout de ses doigts par des colères, des indignations, des explosions d’amour pour la vie.
Mais bien entendu, il n’est artiste, aussi, que parce qu’il réussit la transfiguration de ses indignations et de ses admirations en œuvres fortes, qu’il domine un langage qu’il a su créer pour être cohérent avec ce qu’il avait à exprimer.

On est frappé de voir le lieu qu’a choisi Marcel Gili quand il a voulu reprendre pied solidement sur le sol catalan, c’est-à-dire y installer un atelier où il pourrait travailler une partie de l’année, du printemps à l’automne : ce mas Genegals où est aujourd’hui rassemblée une grande partie de son œuvre, à la fois musée et centre culturel. Sur les contreforts des Corbières, Genegals est au-dessus de la plaine du Roussillon, qu’on peut voir dès quelques pas faits au sortir du mas. De l’atelier, la vue s’ouvrait alors sur la garrigue, son aridité suave. Certes, le mas, avec sa beauté, à laquelle Marcel Gili était si sensible, avec la commodité d’une grange aux beaux volumes, correspondait aux besoins du sculpteur. Mais on ne peut manquer d’’y voir aussi deux éléments primordiaux, où l’intuition de l’artiste avait sa part.
Le premier est cette sorte de distance critique qu’il établissait avec son pays natal. Il y était, certes, et avait besoin de cette présence dans sa vie. Avec quelle gourmandise il parlait du rugby, du vin, et notamment de ce vin, le Byrrh, dont le nom est lié à l’histoire de Thuir au XXème siècle, il faut l’avoir entendu les évoquer de sa voix qui gardait un accent de rocaille pour bien le mesurer. Au moins peut-on en porter témoignage. Mais là, entre terre et ciel, pourrait-on dire, c’est avec d’autres éléments qu’il poursuivait son dialogue : avec rien moins que les forces essentielles du cosmos, dialogue auquel, au fond, il a consacré sa vie et qui est le fil rouge de son œuvre.Pour comprendre cela, qu’on aille faire connaissance avec les nuits de ces contrées-là, les ciels purs remplis d’étoiles en écho à la minéralité du sol, et, parfois, des lunes extravagantes imposant elles-mêmes une lumière entre blanc et roux.
Le deuxième élément renforce le premier, et doit plus encore, sans doute, à l’intuition. Non loin de Genegals, à la limite de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, court une faille profonde, témoin des combats titanesques entre continents. Ces grandes secousses de la planète sont à la mesure de l’énergie que Marcel Gili poursuivait dans toute œuvre, qu’il aimait à montrer à ses élèves dans les chefs-d’œuvres des autres, qu’il faisait passer dans ses sculptures, mais qu’on retrouve aussi dans ses peintures et ses dessins.`
Sans doute est-ce là-dessus qu’il faut achever un portrait de Marcel Gili. Sa place dans l’art catalan est incontestable ; il est la deuxième figure de la sculpture roussillonaise au XXème siècle.Cheminer de concert avec Maillol n’est pas faire mauvaise route. Chacun dans son époque a été à la fois très Catalan, par un attachement de terrien manieur de matériau au sol catalan, mais aussi porté par les énigmes universelles de la création, qui mettent l’artiste face à lui-même et au monde. Un monde qui est d’abord énergie, et c’est la présence de cette énergie première que Marcel Gili a cherchée toute sa vie, dans les œuvres des autres comme dans la sienne. Que chacun vienne à Génégals prendre force à dialoguer avec ces œuvres pour vérifier que cette énergie, Marcel Gili a su la trouver, et c’est pourquoi ces œuvres vivent et rayonnent toujours dans l’espace universel qui est le sien.

Philippe PUJAS

AU REVE ET A L'IMAGINATION

La fascination qu'exerce sur moi l'oeuvre de Marcel Gili vient d'abord du dialogue qu'elle établit en direct avec le cosmos, c'est-à-dire avec l'univers dans sa matérialité.
Les sculpteurs sont les ouvriers du concret, ils renforcent notre assise dans le monde. Ce n'est qu'après coup, après avoir été regardée, c'est dans le souvenir qu'en garde notre regard, que cette oeuvre prend sa part dans le rêve ou dans l'imaginaire.

Mais c'est au rêve et à l'imagination que Gili donne la primeur dans sa peinture, atteignant ainsi une complémentarité et une plénitude que le cadre du mas de Génégals où il a vécu ses dernières années immortalise aujourd'hui.

J'ai, parfois, regardé Marcel Gili dans son atelier entreprendre un corps-à-corps interminable avec la matière pour la soumettre à sa volonté et à son désir.
L'admirable - vivante, massive, sensuelle - statue de la "femme enceinte" représente pour moi la synthèse de tous les éléments qui concourent à définir l'art profondémént humaniste de Marcel Gili.

Mais les dernières formes, ces rondeurs qui perdent leur caractère d'abstraction dès que l'on en porte avec douceur la main sur elles, rejoignent la pointe extrême de la modernité à laquelle aboutit l'oeuvre de Marcel Gili après un lointain départ dans un vivant classicisme.
Le caractère minéral des Corbières catalanes - dont le mas de Génégals est un des haut-lieux - a déterminé Gili à peindre ses "germinations", ses "racines" et ses "météorites" des dernières années.

Car c'est à Génégals, en paisible communion avec le paysage qui l'entourait, que Marcel Gili venait se recueillir et parachever, aux côtés de son épouse Geneviève, à la fois son oeuvre et sa vie. C'est dans la multitude des nuages agités par la tramontane et par des vents contraires qu'il a trouvé la forme des "moutons" qui peuplent certains de ses tableaux auxquels il arrive d'être traversés par le souvenir du visage citadin, génial et boursouflé, de l'acteur Michel Simon.

Seul un homme libre pouvait élaborer, loin des vanités faciles, une oeuvre d'une telle dignité et d'une telle indépendance. Une oeuvre intemporelle, à l'image des landes, des rochers et des garrigues qui enserrent le mas de Génégals et parmi lesquels Marcel Gili est devenu une sorte de vigile, de gardien, de guetteur des espaces de la plaine catalane qui s'étendait à ses pieds.

Claude DELMAS

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MARCEL GILI PAR GEORGES-EMMANUEL CLANCIER

La beauté dans la sculpture de Marcel Gili a pris la liberté de rejeter les marques et les masques d'une harmonie par trop traditionnelle.
Si elle se refuse aux effets d'une séduction facile, elle n'en demeure pas moins présente - oh! combien - dans le jeu des formes, dans l'équilibre original des ombres et des lumières.

Peut-être même, est-elle ici, hors de toute complaisance anecdotique, la seule affirmation d'une espérance continuant, malgré tout, à éclairer le monde: ce monde cruel souvent jusqu'à l'atrocité, que suscite et subit une humanité enfoncée dans le mal et le malheur.

Cette beauté, fruit de l'expérience passionnée de l'artiste, du savoir acquis par ses mains comme par son regard, mais encore par son esprit et par son coeur, cette beauté pourra se faire tour à tour solaire ou nocturne, apollinienne ou dionysiaque; elle pourra, avec une égale plénitude, célébrer la tendresse, dénoncer l'horreur, devenir dans son silence l'équivalence d'un chant d'amour ou d'un cri de révolte.

Ainsi, parmi tant d'autres oeuvres, la "Robe de mariée", haut bloc où vibre l'élan de l'amour (un double amour: maternel et filial) apparaît-il au-delà de l'hommage qu'il célèbre (hommage de l'artiste à celle qui lui a donné le jour, et, en conséquence, hommage à la terre natale, au peuple catalan, à sa culture) comme le prolongement par la création artistique, par le geste fécond du sculpteur, de l'appartenance à la mère. Il y a là, à la fois, le jaillissement de la chair éphémère et son accession plénière à l'ordre de l'éternel.

Dans cette sculpture - que je cite à titre d'exemple -, comme dans tout l'oeuvre de Marcel Gili, deux grandes forces, deux forces premières commandent: d'une part l'élan d'une joie sensuelle qui anime les formes, les rend rayonnantes (formes de la femme, formes du couple, formes du cosmos), d'autre part l'emprise du tragique qui déchire ou tourmente les formes, les rend signes de douleur, de destruction, de mort (je songe, par exemple, aux Empreintes de charnier , cette mise à nu terrible des monstruosités d'une Histoire qui change guère). Et parfois ces deux forces antagonistes s'allient dans une seule et même sculpture qui les métamorphose en une seule et même évidence. Ainsi en va-t-il pour les "gangues", ces êtres comme emmurés vivants en eux-mêmes, ces fûts de momies, dirait-on. Certaines de ces "gangues" peuvent, avec leur structure et leur relief, nous faire éprouver jusqu'au malaise le tragique de la solitude, de la clôture absolue, cependant que le jeu des pleins et des creux organisé selon une autre structure nous donnera à voir la plénitude du désir ou le tourbillon du cosmos.

Par ailleurs, qu'une sculpture de Gili procède d'une visée monumentale ou au contraire relève de la vision intime, elle témoignera toujours, par l'heureuse rigueur de ses proportions, du même sens de la grandeur.
Il en va de même pour l'oeuvre pictural que Gili n'a cessé de créer parallèlement à l'édification de sa sculpture.

Dans les dessins, dans les peintures il semble que le trait, la répartition des ombres et des clartés, comme la modulation des couleurs, fassent apparaître l'incessante, l'impérieuse vibration qui ordonne et transforme la vie des formes.
Cela s'affirme tout particulièrement dans ces sortes d'amoncellements, de moutonnements des corps enlacés, accouplés, emmêlés et tendant à constituer par leur somme mouvante un autre corps géant et souverain - ainsi les vagues d'une mer dont on dit qu'elle moutonne engendrent-elles devant nous l'immensité océanique.

Il est sûr que tout l'oeuvre de Marcel Gili, qu'il soit dessin, peinture ou sculpture, se réfère, tantôt secrètement, tantôt de façon plus délibérée, à une dimension cosmique de notre être. Par là, il constitue, hors de tout dogme, une expérience originale du sacré.

Georges-Emmanuel CLANCIER

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LE CATALAN

Je fais ressurgir Génégals dans ma tête : sa vêture au vert de l'épine, la bruyère dure et la fleur têtue des ajoncs sur l'"argelac" de février, cette solitude vivante s'étendant, souveraine, royale dans sa volonté d'espace, cachant soigneusement que la vigne y affleure parfois; je fais rementer Génégals comme un nid isolé, écartant le fil des labours, mais déployé au vent de la Corbiière et humant, de ses narines grand-ouvertes, l'odeur de mer qui lui vient à midi, et puis au soir, quand la lumière affaisse ses tensions et se détendent les nervures de pierre.

C'est entre les murs de Genegals que Marcel Gili a réuni le travail de toute sa vie, dans un lieu patiemment cherché, longuement attendu, espéré, senti, toutes fibres bruissantes, en quête de la "finiture" voulue. Cette "finiture" est, pour l'artiste, un accouchement: le lieu où l'immensité des pensées, des désirs, les pérégrinations tactiles des caresses infinies sur le marbre et la chaux, le papier, la fonte et la terre se trouvent réalisées, définitivement.

Cette oeuvre de Gili nous interroge en même temps que nous approchons d'elle. Nous allons vers elle, alentis par l'échange, car elle oblige au dialogue, ce à quoi se résoud difficilement le spectateur. Mais je me veux passant! Spectateur malgré moi, pour me mettre au plus près de la vision brute de celui ou de celle qui entre. Nous passons de la chaleur de l'ami, de l'affection d'un être vivant, intensément reconnu, ressenti dans son besoin de partage, à l'oeuvre.

L'oeuvre se présente dans sa finalité, comme un ensemble. Je dis le mot dans la froidure, volontairement glaciale, qu'un inventaire suscite, un ensemble hétéroclite, que la succession des jours pénétrait consciemment et involontairement de capillarités; alors que réuni ainsi, dans les bras de Geneviève, devenu fardeau heureux dont la mort se décharge, le mot "ensemble" se pose. Ensemble, la primarité rude des vingt ans et les infinis de l'automne, la fleur impulsive d'Avril, la morsure radicale qui prend le monde à témoin, à côté du sourire malicieusement affiné qui appelle à lui, qui délivre depuis l'aubier profond, le long besoin d'apparaître, le cheminement lent, si lent, si difficile à formuler, à mettre en forme: le désir de présence. Je dis désir et je pense: besoin. Me saute au visage, soudain, cet impératif du sculpteur: le besoin de présence. Je découvre, auprès d'une amie avec qui je parcours, entre ces quatre murs, les années de toute une vie, l'étonnement qu'elle exprime, à passer en quelques pas, d'une force affirmée dans une puissance immédiate aux frissons chaotiques saisis dans la succession des secondes, comme si l'auteur nous confrontait à un mouvement tellurique sans autre dessein que celui d'éprouver, sur un corps étale, les crispations électrolysées de l'angoisse profonde. Tout n'est pas amené jusqu'à l'instant catharsique des "sept images d'un visage", où l'apaisement, drastique, succède aux tensions d'une épiphanie "en marche d'être": bien des oeuvres doivent être prises comme l'arrêt de la décision du sculpteur sur un espace qui se dépasse et le dépasse lui-même. On aimerait parler de ces "plis" chers à Deleuze. Je dis "pli", comme si la chose échappait à mes lèvres. En fait, sauf pour l'oeuvre que mande la reconstruction d'Orléans, oeuvre non négligeable pour qui veut comprendre le métier des doigts et une pensée maitrisant parfaitement la dialectique historique de l'art; sauf pour Orléans où le mot pli correspond à une obligation fractale, ce à quoi je pense, c'est à plissements. Je pense à tous ces plissements nerveux qui vibrent sous la volonté tactile de Marcel, ses doigts dont la sensualité se mesure avec l'infiniment petit. Dans cet espace - dit plus haut - qui se dépasse et dépasse l'acteur, il y a l'acte qui découpe, mais il faut y voir: l'aura qui entoure, toute en caresses, toute en tiédeurs de peau.

L'oeuvre du sculpteur nous apparaît, pudique. Elle l'est! La pudeur vraie appelle une éthique. Gili l'applique. A nous Roussillonnais de nous hausser jusqu'à elle. Comment restituer à l'aridité de chaque pièce, close sur elle-même, le territoire pensé qui apermis son ascension et sollicité son effort propre, alors que tout voisinage vient (ou tente de) s'opposer à la profondeur d'un cadastre vu en coupe profonde.
Je crois que c'est le mot qu'il faut dire: coupe profonde, alors que des siècles d'habitude nous voyagent sur l'extériorité des géographies du monde, et je ne m'en plains pas. Mais voilà: chaque jour se complète dans sa nuit propre, et la vague de l'aube apporte obligatoirement le matin. Je pense à Valéry - il faut tenter de vivre - , je pense à Mallarmé et la Nada - , mais le vers que je veux écrire à cet endroit de ma démarche, je veux dire de mon dialogue avec Marcel Gili, est d'un poète plus près de son allure, plus près de ce cadastre vu en coupe profonde, plus près de cet espace visuel que soutiennent des beautés souterraines, c'est un vers de Pierre-Jean Jouve:
Pitié pour le Dieu nu qui meurt dans nos ténèbres.

Si je dis que Jouve a écrit "le tombeau de Baudelaire", peut-être suivra-t-on mieux, là où je voudrais aller: du côté des Salons de Diderot, du côté de Courbet quand il s'écrie: Il me faudrait enlever un oeil. Pour la sculpture il faudra attendre le Balzac de Rodin, et il reste unique, longtemps. La recherche dela réalité a ouvert une déchirure dans la vision, l'art s'engouffre dans cette déchirure; c'est pour moi facile à dire, ça ne l'était pas pour eux, moins simple à le voir réaliser, à suivre les méandres de l'avancée; bien timides ces avancées parfois fulgurantes, coupées par les reposoirs processionnaires des joliesses parfumées. Comme ça plait les jolies fleurs de papier soie, et ça permet de ne pas penser, ça permet aussi de ne pas se responsabiliser et pour nous par exemple de laisser passer Manalt, et de laisser passer Violet, et de laisser passer Maillol, je parle des morts.

Autant de méandres qui ont souffert, qui peinent pour se faire un passage, sur notre plaine plus basse que le niveau de la mer. Si j'étais en Cerdagne je dirais que mon oreille bourdonne encore du mot "Pintamones" appliqué à Étienne Oliva, le céramiste. Injure qui dans l'ignorance infinie où nous vivions n'était même plus méprisante, simplement dérisoire. Le singe diabolique, profane, opposé au Saint, on dit encore pour signifier une illustration: "un Sant". C'est vrai pour les cinq premiers siècles de notre religion chrétienne, c'est vrai encore pour le musulman; le refus, peut-être la crainte, de lier l'art à la visibilité ou bien à l'invisibilité du sacré. Serions-nous imprégnés d'un sentiment théologique, non reconnu, de la vie quotidiennne? Par non-reconnu, je sous-entends non discuté, on raisonné. N'est-ce pas un problème constamment renouvelé? N'est-ce pas une des interrogations que les masses nouvellement arrivées posent à l'Europe du jour! Car il ne s'agit pas d'un manque de goût, en tout cas, pas seulement. Et, pour ce qui est des "méandres" et de Gili et de nous tous, nous vivons depuis un siècle et demi un moment de l'histoire qui oblige à l'observation des apparences, au comportement de leur construction et obligatoirement au jeu de les déconstruire. Le mot déconstruire ne signifie pas détruire. C'est l'histoire sociale que nous venons de vivre, que nous sommes en train de vivre, que Gili a respirée, profondément, au poste qu'il occupait, histoire qui nous colle à la peau, dont notre époque tente de se désengluer. La glu des habitudes. L'habitude endurcie qui a pris à son compte propre le rôle de la vision, parfois de la pensée, qui s'est collée à elles, jusqu'à faire une croûte, et s'interpose, pour certains se substitue, à notre espace de réflexion.
Tout le travail de Marcel Gili doit être interprété dans le cadre général de cette interrogation que posait Diderot, sans qu'elle fût formulée, à laquelle l'art (et la pensée) se confrontent depuis: qu'est la représentation que nous nous faisons de la vie?
Je n'irai pas plus loin dans ces pages. Il m'a semblé qu'il convenait de placer Marcel Gili, dans son cadre, dans l'ambiance des sentiments qui l'ont entouré, de ceux dont j'ai pu être témoin, des vibrations que j'ai pu saisir au cours des rencontres, laisser à Genegals la place qu'il lui avait donnée dans son coeur.

Mais je reviens à Gili et au sculpteur ou au peintre.
Est-il disharmonique de rendre à chaque détail sa liberté? Il y faut une infinie patience, une extrême attention. Je n'hésite pas à dire que Marcel Gili nous tend, dans l'infinie impatience de sa vie: un miroir du COLLECTIF. Perpignan le 12 mars 1996

Jordi-Pere CERDA

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SOIXANTE ANNEES DE CREATION

Marcel Gili a commencé à sculpter très jeune, vers 15 ans, je crois, dans les années 1930. Il a travaillé jusqu'à sa mort en 1993. Plus de soixante annnées de création. Est-ce beaucoup? Oui, si l'on mesure une oeuvre à la durée de la vie humaine. Mais c'est peu quand on sait que toute création est un pari engagé pour des siècles.

A mon poignet, la montre me prouve que le temps existe. Ce temps-là c'est celui qui a un début et une fin. C'est celui qui s'achève par la mort.

L'oeuvre d'art s'engage dans une durée différente. Bien sûr, elle connaitra une fin. Mais, à peine l'artiste a-t-il disparu que ses créations s'embarquent pour une durée très longue. Leur avenir sera dans les musées, dans les collections où on connaitra le nom de leur auteur et dans les brocantes où, devenues anonymes, elles n'auront, pour attirer l'intérêt, rien d'autre que leur sens. Je ne dis pas: rien d'autre que leur "valeur", car le mot "valeur" a une signification monétaire. Justement, elles n'en auront pas. Seule, leur qualité les fera retenir. De plus en plus, j'aime les oeuvres qui échappent à l'histoire de l'art et au marché. Celles-là, on ne les aime que pour elles-mêmes. J'ai confiance dans le destin des créations de Marcel Gili.
Chaque oeuvre, même anonyme, laisse deviner son époque. Certaines n'en expriment que ce qu'en disait alors le magazine ou le quotidien: des informations de superficie qui intéresseront les sociologues et les statisticiens. D'autres qui ont pénétré aux permanenences profondes de leur temps auront la possibilité à la fois d'exprimer leur époque et d'y intéresser les gens de l'avenir, même ceux qui n'en connaissent pas l'histoire. Alors, ils les aimeront pour elles-mêmes.

L'histoire de l'art, il faut la regarder de près. Elle organise les artistes en régiments, en bataillons. Elle décrit leur manoeuvres en termes militaires. En réalité, elle sert très mal l'intérêt que nous portons à l'oeuvre d'art. Ce ne sont pas des moments que nous cherchons, mais des hommes. Plus que les affinités des créateurs entre eux, nous sommes attentifs à leurs différences. Nous voulons des solitaires. Or l'histoire nous offre des groupes. A preuve: le Moyen-Age nous a laissé surtout des anonymes. Que font les amateurs? Ils n'ont de cessse qu'ils n'aient précisé l'originalité de tel ou de tel maître. Ils reconstituent une personnalité.
Marcel Gili nous est bien connu, heureusement, mais il a échappé aux historiens.

Aussi n'a-t-il pas fait partie d'un régiment. Sans doute, il a exposé avec ses contemporains, il a joué un rôle dans le comité du salon de Mai que fonda Gaston Diehl, Salon qui permit aux jeunes artistes d'exposer sur les mêmes cimaises que Picasso, Matisse, Léger ou Max Ernst. Mais il n'a jamais milité dans un groupe. Et l'histoire qui recense les mouvements n'a pas perçu clairement l'importance de ce solitaire qui alla vers les étudiants parmi lesquels il se remit en cause. Aux questions que lui posait son temps, il a répondu pour lui-même et non dans la dilution d'une responsabilité collective.

Solitaire, donc, Marcel Gili.

Ni les instances officielles, ni le commerce n'ont beaucoup aidé le sculpteur. Il n'a pas connu le trajet triomphal des rétrospectives circulant sur la planète; sans doute parce qu'il ne s'est pas inscrit dans les tendances de l'art officiel qui suit la logique de l'histoire de l'art moderne. Comme on l'a dit, le commerce n'a pas été un soutien.
Cependant son oeuvre fut construite dans l'actualité de la pensée. Gili a abordé les domaines que les scientifiques ont proposés comme champs de recherche: comment comprendre le renouvellement des systèmes stables par des éléments hétérogènes, comment créer en système clos de nouveaux ensembles. Ce sont des questions pour les astro-physiciens, pour les biologistes, pour les chimistes. Gili les a traités en sculpteur et en peintre, conscient de la présence sans limite du vivant.
Sans limite, cela veut dire que la vie n'a pas de haut, ni de bas; ni de clôture qui la contient. Dans sa liberté, elle est omniprésente. Et cette omni-présence contredit évidemment toute la tradition artistique qui s'est pendant des siècles accomodée, pour le tableau, du rectangle où s'inscrit l'image et pour la sculpture de la forme accomplie, forme humaine, forme animale, forme de la géométrie dans l'espace.
D'où lui est venue cette attention au vivant dans sa présence non pas unique, mais multiple? Peut-être n'avait-il pas oublié les masses mouvantes des troupeaux, le vrombissement des essaims, le scintillement des bancs de poissons. Il a reconnu cette abondance dans le grouillement de vie que révèle le microscope. Et il a ainsi construit des tremblements de vie qui auraient pu être sans fin s'il ne les avait tranchés comme on découpe au couteau dans la masse un échantillon pour faire prendre conscience de ce que c'est que la force vitale. Avant lui, la sculpture n'avait pas encore montré cela. La plupart de ses contemporains ont vécu leurs audaces dans le cadre de la statuaire millénaire. Lui, il est allé au-delà.

Dans son oeuvre sont demeurées quelques grandes figures debout. Figures? S'il y a quelque chose d'humain dans ces êtres dressés, ce serait des humains morts, enveloppés dans des couvertures. Des momies? Mais non; la matière indique une sorte de chitine. Ce sont des insectes, ou plutôt ce ne sont pas encore des insectes, ce sont des chrysalides en attente de la métamorphose. A l'intérieur, il y a de la vie. Oeuvres aussi paradoxales que la nature: la vie prépare son éclosion à l'intérieur de la mort.

Le vivant et le mort, ensemble, inséparables.

A la fin, Marcel Gili aura composé, à sa façon, une épopée du destin des hommes de son temps. Il a introduit dans l'art des présences: des dissections anatomiques pour parler des supplices, des empreintes digitales pour évoquer les murs des prisons, des graffitti sur les rochers pour souligner notre durée depuis la préhistoire. Une épopée douloureuse, mais surtout une puissance que rien ne put arrêter.

Je fais confiance aux décennies qui viendront pour qu'elles redécouvrent Marcel Gili.
Il n'a pas été ce que les catalogues des musées d'art moderne et des ventes publiques nomment "un artiste international important". La chance de Gili, c'est qu'il soit reconnu dans la singularité qu'un artiste peut avoir quand c'esr sa région, son pays natal qui comprend que dans sa solitude il fut universel.

Pierre DESCARGUES

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GENEGALS

Pourquoi ce poids considérable de Génégals dans l'oeuvre de Marcel Gili, pourquoi cette intuition que ce lieu lui est particulièrement accordé? Simplement, peut-être, parce que Génégals est aux marges, parce que Génégals ne se laisse enfermer par rien ni personne.

Qu'on songe, d'abord, que Génégals est entre France et Espagne, entre Catalogne et pays d'Oc. D'autres ont dit que, plus souterrainement, c'est par là que l'Afrique se joint à l'Europe, et qu'une faille, à quelques pas à peine, en témoigne. Génégals, aussi, a la subtilité d'être sur la hauteur sans le laisser paraître: à peine doit-on s'en éloigner pour dominer la plaine mais ici, abrité par des arbres de bonne compagnie, dignes et droits, on a l'humilité de le cacher..
Qu'on voie donc, d'abord, l'accord secret entre un homme et le lieu qu'il a choisi pour y accomplir une partie de son oeuvre. Catalan de Thuir, il trahissait son origine par un accent qu'on aurait pu dire sorti de la rocaille de l'aspre, mais qui s'était mélangé d'intonations subtilement puisées au contact d'autres contrées. De Paris, d'abord, qu'il découvrit adolescent et où il passa une grande partie de sa vie. Il y vint à 18 ans. Quand on a 18 ans et qu'on est catalan à Paris, on joue au rugby au "Club de Rugby parisien". Mais quand on est catalan et sculpteur, on rend visite au grand Aristide Maillol dans son atelier de Marly. "Le maître, dit-il, me reçut chaleureusement". Le maître le conseille. Mais Marcel Gili est d'une trempe différente, d'un autre âge: quand on est un sculpteur de 18 ans, on a envie de tout changer. Il se rapproche d'un groupe qui professe que la sculpture doit quitter la statuaire traditionnelle pour faire bloc avec les murs, et y imposer sa monumentalité. Il faut dire que lui-même, à peine sorti de l'enfance, à 16 ans, guidé par un maître bienveillant, Gustave Violet, s'était illustré par la réalisation d'une sculpture monumentale: besoin, déjà, d' exprimer une énergie débordante. Le groupe auquel il se lie à Paris compte dans l'histoire de l'art et dans sa propre histoire. Il y rencontre quelques-uns des artistes les plus importants de son temps, Henri Laurens, Zadkine, Robert Delaunay, Gleizes, Fernand Léger, Le Corbusier..Mais s'il se plait à leur amitié, il s'échappera vite de leur influence, notamment de celle d'Henri Laurens, qui l'aura sans doute le plus marqué. Besoin de tracer son propre sillon.

Paris, ce sera aussi, après la guerre, les galeries où il connaît le succès international, grâce à une sculpture forte mais d'un abord relativement aisé, comme ses séries d'athlètes. Il fuit ce succès qui le conduirait au traintrain du marché: fabriquer ce qu'on attend de lui. Le voilà de nouveau sur les marges, proclamant sans doute déjà, comme il l'écrira plus tard, que "l'art est ailleurs". Il fuit le succès pour rester lui-même, chercheur impénitent, et pour cela, bien sûr, se méfiant de tout ce que le monde pouvait lui apporter de routines et de classement dans les tiroirs de la pensée et des écoles. Il ne dédaigne pas, quand il le faut, prendre tout le monde à contrepied. Ainsi quand, dans un article qui fera date, il explique que l'art abstrait est la première étape vers la figuration: on a plutôt tendance, alors, à affirmer partout que l'abstrait est un état de l'art plus avancé. Mais aussitôt, il s'affirme un drôle de défenseur de la figuration. La sienne, subtile, élaborée, n'a rien à voir avec les représentations pâles de la réalité où s'abîme alors la figuration traditionnelle; elle est, plus que figuration, transfiguration, elle traque l'énergie et c'est elle qu'elle veut mettre en formes. On est dans les années cinquante, Marcel Gili règle alors à sa manière une question que l'art des années 90 ne sait pas très bien comment prendre, hésitant souvent entre l'anecdotique et le plat. On verra ensuite sa figuration devenir de plus en plus épurée, dans un nouveau dépassement.

Paris, c'est aussi son atelier proche des Buttes-Chaumont. Loin des grands espaces de la grange de Génégals, où il s'installait du printemps à l'automne, l'atelier parisien était le lieu de l'accumulation et de la densité, qui devait bien le stimuler aussi, puisque jusqu'au dernier jour il y créa, c'est-à-dire qu'il y chercha des expressions nouvelles, notamment en peinture, avec l'excitation de la jeunesse.
Paris, enfin, c'est la ville où il acheva sa carrière d'enseignant, à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts qui lui consacra, grâce à la fidélité de ses anciens élèves, sa dernière grande exposition nationale. Il avait pris son enseignement à Paris en 1969, dans les remous de l'après-mai 68, après une expérience bien remplie à l'École des Beaux-Arts de Bourges. Ceux qui eurent la chance d'être alors ses élèves se souviennent de relations qui, quand ils en parlent, évoquent des scènes socratiques: la transmission, plus que d'un savoir, d'une pensée toujours en mouvement mais d'une profondeur qui laissait des traces. Marcel Gili, qui se demandait en fuyant les galeries parisiennes pour une école de province s'il saurait être pédagogue, avait pris sa tâche comme il prenait tout le reste: en cherchant une voie originale, et la même exigence d'authenticité illuminait à la fois son oeuvre et son enseignement.

Ce Catalan installé sur les marges de la Catalogne est donc aussi, est d'abord, universel. Les grandes questions qu'il s'est posées, sa manière de les résoudre, appartiennent à l'art de tous les temps et de tous les pays, peuvent être méditées par un Japonais ou un Américain aussi bien que par un Allemand ou un Espagnol. La discipline de la forme, sans laquelle il n'y a pas d'artiste, accompagnait une sensibilité à l'univers dans lequel il vivait: goûtant et prenant plaisir à faire goûter un bon vin, tombant en arrêt devant Génégals dès la première visite et sachant qu'il y serait bien, mais obsédé par les tensions du monde et les menaces qu'il y voyait, comme la montée des comportements grégaires. Ces deux versants sont symbolisés dans des peintures proches dans leur traitement, mais qui évoquent des mondes différents: il peint le rugby, et c'est le plaisir d'une communauté de jeu où chacun éprouve des sentiments forts; il représente des troupeaux de moutons, et c'est seulement d'une masse indistincte qu'il s'agit. Des moutons, il passera du reste sans hiatus aux troupeaux humains, qu'il imagine, à l'horizon de Génégals, serrés sur le sable des plages de l'été.

Tout cela, que dit Génégals, c'est évidemment dans l'observation de l'oeuvre qu'il faut aller le voir. A Génégals, l'oeuvre est à sa place. Mais elle est comme Marcel Gili lui-même: elle n'y est pas enfermée, et chacun pourra en prendre sa part et en emporter avec lui le souvenir tenace. Ce qui est, somme toute, le destin de tout grand oeuvre.

Philippe PUJAS

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